« C’est chouette, on redécouvre des œuvres », s’émerveille Matthieu Lelièvre, co-commissaire de l’exposition Histoires personnelles / Réalités politiques, composée en collaboration avec le Musée d’art contemporain de Belgrade (MoCAB). L’histoire remonte à 2020 et une première rencontre entre la directrice du musée lyonnais, Isabelle Bertolotti, et ses homologues serbes. De ces échanges naît la volonté de faire résonner les collections des deux institutions. Entre 2023 et 2025, l’intégralité des fonds a été passée en revue pour aboutir à une sélection d’une centaine d’œuvres de 66 artistes, couvrant six décennies de création artistique.
Ce dialogue entre les collections permet de mettre en lumière des histoires et des contextes géopolitiques différents, mais qui se rejoignent sur des questionnements universels. La collection du MoCAB, l’un des premiers musées d’art contemporain en Europe fondé en 1965, est profondément marquée par l’histoire de l’ex-Yougoslavie. Elle offre un aperçu précieux d’une scène artistique encore trop peu représentée dans les collections françaises. De son côté, le macLYON, créé en 1984, a toujours affirmé sa vocation internationale et son goût pour l’expérimentation.
Jouer avec l’ambivalence
L’exposition s’articule en quatre parcours. Le premier, Manifestation des corps, témoigne de la manière dont les artistes se saisissent du corps comme lieu de mémoire et de revendication. « J’aime jouer avec l’ambivalence, montrer ce qui relève du choix et de la contrainte », explique Marina Marković, auteure d’un triptyque multimédia aux multiples symboles : There is no reality besides corporeality. Toute l’œuvre de l’artiste serbe tourne autour des questionnements qu’elle explore sur, dans et à travers son propre corps.
L’installation raconte ses choix et ses refus : appartenance et domination, maternité, anorexie. Elle montre en images comment elle a laissé son corps disparaître jusqu’à presque en mourir, avant de ressusciter. L’art comme thérapie. La création comme moyen de révolte aussi, lorsqu’elle retranscrit les propos acerbes des femmes de sa famille sur son choix de ne pas donner la vie. Une façon de dénoncer des paroles féminines façonnées par des traditions patriarcales et religieuses ; son père et son grand-père étaient prêtres. L’installation vue d’en haut épouse d’ailleurs les contours de la nef d’une église.
Au même étage, Vivre en relations : les corps deviennent pluriels et forment société. Les œuvres analysent les liens qui nous unissent aux autres, nos héritages et la construction de nos identités collectives. Dynamiques de pouvoir, inclusion, exclusion.
Au deuxième étage, les individus s’inscrivent dans des espaces collectifs : « des espaces physiques, des espaces urbains ou des espaces de réflexion », détaille Maja Kolarić, directrice du Musée d’art contemporain de Belgrade, et co-commissaire de l’exposition. Les artistes s’intéressent à la manière dont les espaces que nous partageons sont façonnés par des dynamiques d’appropriation, d’exclusion ou de résistance. Jusqu’aux fractures et conflits dont il est question dans le dernier chapitre, De politique en contre-politiques : Tchernobyl, guerre de Vietnam, prison, violences, bourse, consumérisme, dictatures, tout en portant un espoir de réinvention.
Plus qu’une simple exposition, Histoires personnelles / Réalités politiques est une réflexion sur le rôle même d’un musée, sur la manière dont une collection se construit et interroge les enjeux de société. Après sa présentation à Lyon, l’exposition voyagera à Belgrade au printemps 2026, enrichie d’autres œuvres, poursuivant ainsi ce dialogue entre les deux villes et les deux institutions.
Identités fragmentées
Au troisième étage du musée, c’est une autre rencontre qui est racontée, celle de deux artistes canadiennes, Rajni Perera et Marigold Santos. C’est en 2020, lors d’une exposition collective à Montréal, que Rajni Perera découvre le travail de Marigold Santos et ressent une « forte connexion ». De cette affinité esthétique et conceptuelle est née une complicité artistique, que les artistes qualifient elles-mêmes de lien entre« âmes sœurs ».
Leurs parcours personnels présentent en effet de nombreuses similitudes. Rajni Perera est originaire du Sri Lanka, tandis que Marigold Santos est née aux Philippines. Toutes deux ont immigré enfants au Canada. Jeunes adultes, elles sont parties à la recherche de leurs racines, au Canada et lors de voyages dans leurs pays de naissance respectifs. L’occasion de « se reconnecter à la mémoire de leurs ancêtres et aux savoirs ancestraux » de leurs pays d’origine, souligne Marilou Laneuville, co-commissaire de l’exposition.
Présentée pour la première fois en France, l’exposition réunit des peintures, des dessins et des sculptures, aussi bien des œuvres individuelles que deux créations collaboratives. Un travail qui s’inspire « des mythes et traditions, de l’immigration et de la diaspora », énumère Cheryl Sim, l’autre co-commissaire et directrice de la galerie montréalaise PHI où les deux artistes s’étaient rencontrées en 2020. Une première œuvre créée à quatre mains pour la foire new-yorkaise Armory Show en 2023 a concrétisé ce coup de foudre artistique. Intitulée Efflorescence/The Way We Wake, cette sculpture imposante, qui trône au centre de l’exposition, représente une forme humanoïde féminine dont le visage se cache derrière un masque richement orné. L’œuvre éponyme de l’exposition est censée évoquer à la fois la détermination et le calme.
Deux qualités dont les deux artistes ont dû faire preuve durant leur jeunesse, marquée par le déracinement et le tiraillement entre quête d’assimilation dans leur pays d’accueil et nécessité de résilience. « J’ai connu le racisme », se souvient Marigold Santos. « J’ai dû mettre ma culture de côté, faire beaucoup de sacrifices. » Les rapports avec l’histoire de son pays sont tout aussi conflictuels, une histoire marquée par « la violence, la guerre, la colonisation ».
Des souffrances que son travail l’aide à assimiler. Comme sur son tableau sublimation qui met en scène la figure mythologique de l’aswang, créature maléfique, croqueuse d’hommes et capable de scinder son corps en deux. Une façon d’évoquer la « fragmentation de l’identité » subie par son auteure mais qui est également « source de pouvoir ».
L’exposition est un hommage à la résilience, une célébration des identités multiples et complexes. En s’inspirant de leurs héritages culturels respectifs et des traditions artisanales de leurs pays d’origine, les deux artistes créent des univers oniriques, peuplés de créatures hybrides qui transcendent le temps et l’espace. Leurs œuvres, à la fois poétiques et politiques, proposent une relecture des récits coloniaux et célèbrent les corps féminins comme des lieux de liberté et d’autodétermination.
À l’occasion de leur venue à Lyon, Rajni Perera et Marigold Santos ont créé une nouvelle œuvre commune, soulignant la vitalité de leur dialogue artistique. Artefact/Ephemeral Vestiges réunit la technique japonaise du sumi nagashi, à base d’encre et d’eau, et le fusain, puis une mise en commun numérique.
Agenda : Vernissage : jeudi 18 septembre, 18h30 à 23h30, entrée gratuite. Rencontre avec Rajni Perera et Marigold Santos : durant les Journées européennes du patrimoine du 20 et 21 septembre, entrée gratuite.
Info : Musée d’art contemporain de Lyon, Cité internationale, 81 quai Charles de Gaulle, 69006 Lyon. Du 19 septembre 2025 au 4 janvier 2026. Horaires : mercredi au dimanche, de 11h à 18h. Tarifs : 9€ (plein), 6€ (réduit), gratuit pour les moins de 18 ans.











