En 2024, environ 300 militants en combinaison blanche s’étaient introduits sur le site d’Arkema à Pierre-Bénite. L’entreprise y produit des PFAS. Appelées « polluants éternels » en raison de leur persistance dans l’environnement, ces substances affectent le système hormonal, provoquent plusieurs formes de cancer et ont des effets néfastes sur les systèmes reproducteur et immunitaire. Dans la région lyonnaise, on en trouve dans l’eau, l’air, le sol, les plantes et même les œufs de poule. Lors de l’action, huit grillages ont été découpés pour accéder au site, quelques portes dégondées au pied-de-biche, des banderoles accrochées, des murs tagués et quelques vitres brisées. L’action a été revendiquée par Extinction Rebellion.
Légionnaires romains contre Gaulois irréductibles
Le 2 mars 2024, au petit matin, intrigués par « un rassemblement de la mouvance écologiste radicale » dans le 7e arrondissement, trois policiers en civil décident de suivre les militants dans une voiture banalisée jusqu’à Pierre-Bénite. Ils s’arrêtent sur le parking d’un restaurant Courtepaille, servant de base arrière à une partie des activistes. « Le centurion et ses deux légionnaires romains sont vite submergés par la masse des braves Gaulois », décrit le président de la cour Jean-Hugues Gay, visiblement d’humeur badine. Les policiers demandent des renforts. L’opération n’ayant duré que quelques minutes, l’immense majorité des participants réussit à quitter les lieux sans se faire arrêter. Les forces de l’ordre ne mettent la main que sur huit d’entre eux : cinq personnes qui étaient montées en haut d’un silo pour accrocher une banderole et trois qui étaient restées sur le parking.
La titine roule bien
Ils vont payer pour les autres. Garde à vue de 48 heures, soit le maximum autorisé, interrogatoires à répétition au milieu de la nuit, confiscation des téléphones et mise en fourrière des voitures. À la barre, tous les prévenus se disent choqués du traitement qui leur a été infligé. « Je n’imaginais pas ne pas pouvoir rentrer le soir », glisse Eline, jeune maman d’une pré-ado. Le jour de l’action, elle avait choisi le rôle de contact presse. Elle devait rester sur le parking pour accueillir les journalistes, car elle « aime communiquer » et voulait surtout éviter tout risque juridique. Le soir, elle devait récupérer sa fille dont elle assure la garde alternée. Les policiers ne l’entendront pas de cette oreille. Comme tous ses camarades, elle ne sera remise en liberté que deux jours plus tard.
Sa voiture lui est confisquée. « J’en ai besoin pour emmener ma fille à l’école et pour me rendre à mon travail », plaide-t-elle à la barre. « Je travaille en horaires décalés ». Après sa relaxe en première instance, la juge avait ordonné la restitution de la voiture, mais l’appel en a suspendu l’exécution. « Je pense que la titine roule bien », ironise le président, laissant entendre qu’elle sert actuellement de voiture de service aux forces de l’ordre. « Mais j’ai noté qu’il faut rendre la voiture. »
Bavure ou violence sur policier ?
« J’ai filmé une bavure de police et ça a déplu », analyse Eline. Car l’arrivée des trois Romains sur le parking Courtepaille s’était accompagnée d’une petite échauffourée. Voyant courir l’un des Gaulois avec une échelle sur le dos, le brigadier-chef Philippe B. tente une balayette pour le faire tomber. En vain. Il se fait alors ceinturer par une autre combinaison blanche, venue en aide à son camarade. « Au niveau du poitrail », affirme le prévenu. « À la gorge », a déposé le policier. L’activiste est rapidement maîtrisé par un autre légionnaire qui lui fait une clé de bras. « Casse-lui la gueule », croit avoir entendu le jeune activiste de la part de B. Alertée par le grabuge, Eline sort son téléphone et filme la scène. Le brigadier-chef B., ayant retrouvé ses esprits, saisit alors l’appareil, non sans violence.
Si les versions concordent en grande partie sur le déroulé de la scène, un point crucial fait débat : les policiers étaient-ils identifiés comme tels ou pas ? Oui, ont écrit les trois légionnaires dans leur rapport, disant avoir enfilé leur brassard orange et exhibé leur carte professionnelle. Non, répondent à l’unisson les prévenus qui ont assisté à la scène et jurent n’avoir vu aucun brassard. Peut-être pas la carte professionnelle, a dû reconnaître Me Régis Zeo, représentant le brigadier-chef, ne voyant pas non plus les trois fonctionnaires courir avec leur pièce d’identité à bout de bras. Mais le brassard, si. La justice ne le saura jamais, puisque le téléphone qui contenait la vidéo de la scène a été détruit par le brigadier-chef B. à son retour au commissariat.
Bisounours ou écoterroristes
Jeunes et surdiplômés pour la plupart, ils sont titulaire d’un master en commerce, doctorant en biologie marine ou encore diplômé de Polytechnique. Lola est sortie en 2022 d’AgroTech, une grande école d’État qui forme des ingénieurs agronomes. Avec sept autres étudiants, elle avait alors profité de la remise des diplômes pour lancer un appel à déserter. Enjoindre ses camarades à refuser les « jobs destructeurs » qu’on leur propose. Un appel qui avait fait grand bruit. « Je croyais que j’allais changer les choses en travaillant dans un ministère », raconte la jeune femme. « Mais mes amis qui y sont me disent qu’ils n’ont aucune prise. » Pour vivre en accord avec ses valeurs, elle est devenue journaliste.
« J’ai été chauffeuse de foule aux marches pour le climat », se souvient Eline. Comme ses camarades, elle a participé à des mobilisations classiques avant d’opter pour la désobéissance civile. Aux manifestations, elle a fait chanter la foule sur des classiques des manifestations écolo : « Et un et deux et trois degrés, c’est un crime contre l’humanité » ou « On est plus chauds, plus chauds, plus chauds que le climat ». « À l’époque, on disait qu’on était des bisounours, aujourd’hui nous sommes traités de terroristes », s’indigne la jeune maman.
« Est-ce que c’est une violence de s’introduire sur le site d’une entreprise ? » veut savoir le président. « Il ne faut pas confondre légal et légitime », répond Eline. « Le but de la désobéissance civile est de faire bouger les lignes plus vite. On n’a pas le temps d‘attendre alors que des enfants naissent avec des malformations. »
Nous ne sommes plus en sécurité
Le procès va alors surtout s’intéresser à Arkema et son rôle dans la pollution aux PFAS. « Arkema rejette 3,5 tonnes de polluants éternels par an », s’étrangle la députée écologiste Marie-Charlotte Garin, que la défense a fait citer comme témoin. Elle pointe la difficulté des élus à réglementer la production de substances dangereuses. « Le gouvernement répond à la pression des lobbies », dénonce l’élue. Et de s’indigner de ces parlementaires et ministres qui reprennent « mot pour mot » les éléments de langage fournis par les lobbies. « Quand le gouvernement faillit, les citoyens réagissent. »
« Nous évoluons dans un espace où nous ne sommes plus en sécurité », renchérit Anne Grosperrin, vice-présidente au cycle de l’eau à la Métropole de Lyon. « Arkema a caché sciemment la dangerosité [des PFAS, ndlr] qu’elle connaissait », s’écrie l’élue. Selon elle, l’entreprise était informée depuis 1997 des risques sur la santé causés par ces substances. Elle affirme que l’État a également été alerté au plus tard en 2011 par une étude de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation). Sans intervenir. Il a fallu attendre 2022 et la diffusion par Envoyé spécial d’un documentaire sur les polluants éternels pour que les élus de la Métropole prennent connaissance du problème. Depuis, la situation n’a guère évolué à l’en croire Anne Grosperrin. « Tous les dialogues engagés avec la société Arkema ont échoué », affirme la vice-présidente.
Détournement de procédure
Entre la première instance et l’appel, le réquisitoire s’est considérablement aminci. Exit l’accusation de dégradations, aucun des huit prévenus n’ayant dégradé quoi que ce soit ce jour-là. Fini également le délit de refus de communication du code PIN du téléphone, victime d’un vice de procédure. Reste le refus du prélèvement d’ADN pour la plupart des prévenus et la participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences ou de dégradations pour tous. Ce dernier délit est puni d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende. Des accusations qui ont fait bondir les quatre avocats de la défense. Ce délit a été créé « pour lutter contre les bandes qui veulent protéger un point de deal ou contre des black blocks », s’étrangle Me Olivier Forray. Il crie au « détournement du texte » et à « l’atteinte au droit de manifester ». Quant aux prélèvements d’ADN, ils ne doivent pas être pratiqués de manière systématique, pointe Me Adeline Dubost, contrairement à ce qui se pratique dans les commissariats français. Ils demandent la relaxe de tous les prévenus.
L’avocat général Me Vincent Auger a, lui, réclamé 4 mois de prison avec sursis pour la participation au groupement et deux mois additionnels pour le refus de donner son ADN. De son côté, la société Arkema, partie civile dans ce procès, demande 54 000 euros de dommages et intérêts, un montant en hausse depuis le procès en première instance où 40 000 euros avaient été réclamés. Me Bénédicte Graulle, qui représente l’entreprise chimique, a pointé les risques que l’action a fait courir, selon elle, aux salariés et aux riverains de ce site classé Seveso. Il aurait suffit d’ouvrir une vanne pour faire exploser l’usine, a-t-elle plaidé. L’avocate demande une condamnation pour violation de domicile afin d’éviter que « l’invasion de sites Seveso devienne un sport national ».
« Ils n’ont jamais eu l’intention d’ouvrir une vanne de je ne sais quoi. C’est ridicule », lui répond Me Forray lorsqu’il clôt les plaidoyers de la défense. Très en verve malgré l’heure plus que tardive, il tonne : « Il fallait foutre un coup de pied dans le truc ! Arkema pollue la terre entière ». Un peu plus tôt dans la soirée, Marie-Charlotte Garin avait souligné : « Si des personnes avant nous n’avaient pas désobéi, je n’aurais pas le droit de vote et ne serais pas devenue députée ».