La Flûte Enchantée est un conte initiatique : un jeune et beau prince, Tamino, attaqué par un monstre chtonien - un serpent – est sauvé par trois servantes de la Reine de la nuit. Celle-ci demande au prince de libérer sa fille, la belle princesse Pamina, détenue par un « mauvais génie », Sarastro. Tamino accepte. Il est accompagné dans sa mission par un oiseleur, un homme revêtu de plumes multicolores : Papageno (en allemand, « papagei » signifie « perroquet »). Pour les aider dans leur quête, la Reine de la nuit offre à Tamino une flûte enchantée et à Papageno, un jeu de clochettes en argent. Tamino découvrira en réalité que Sarastro est le grand maître d’un temple prônant les valeurs de la sagesse, de la raison et de la nature. Guidée par Pamina et leur amour commun, Tamino triomphe des épreuves initiatiques. Papageno trouve son âme sœur, Papagena, et Sarastro vainc définitivement la Reine de la nuit, qui disparaît sous les éclairs…
Un opéra chanté/parlé
Cet opéra en deux actes de Mozart, créé au Theater an der Wien, à Vienne le 30 septembre 1791, est un « Singspiel », c’est-à-dire un opéra où alternent passages chantés et parlés, mais aussi passages comiques ou plus graves. L’homme oiseau Papageno relève du style comique. Mercredi 26 juin, il était incarné sur la scène de l’Opéra de Lyon par le beau, pétillant et sautillant Guillaume Andrieux. Son jeu de jambes, ses talents de comédien et sa belle voix de baryton ont été particulièrement appréciés. Le public ne s’y est pas trompé et l’a chaleureusement applaudi.
Son célèbre duo final avec sa Papagena (la non moins pétillante Barbara Zamek) dans leur nid d’amour est un délice. Le 30 septembre 1791, c’est l’auteur du livret, Emmanuel Schikaneder en personne, qui joua le rôle de l’oiseleur. Comédien, directeur d’une troupe de théâtre et ami de Mozart, il était, comme lui, franc-maçon, même s’il n’a jamais réussi à dépasser le grade de compagnon, et finira par être chassé de l’ordre. Tout comme Papageno, qui est jugé indigne d’être initié, car trop bavard, trop couard, et trop attaché aux « bonnes choses de la vie » (le vin, la bonne chère, les femmes…).
Du théâtre optique
L’aspect léger de cet opéra est renforcé par les effets spéciaux de Pierrick Sorin et la mise en scène de Luc de Wit. Des fonds bleus disposés sur scène permettent d’incruster les chanteurs dans des décors miniatures, dans la plus pure tradition du théâtre optique. Des automates - serpent, éléphant, ours, lionne, poupée - créés par Nicolas Darrot, apparaissent dans ces décors ou bien flottent sur un écran de tulle au premier plan. Effet poétique garanti. Une idée d’autant plus pertinente qu’Emanuel Schikaneder, avait, avant 1791, produit plusieurs opéras comiques à succès, en recréant notamment le personnage comique de Kasperl, l’équivalent allemand de Guignol. Le personnage de Papageno n’en est qu’une nouvelle illustration
Un univers à la Méliès
Pierrick Sorin avoue s’être inspiré de l’univers fictif de Méliès pour créer ses décors et ses vidéos. Globalement, c’est très réussi, hormis quelques fautes de goût. Tout d’abord, l’œil remuant au cœur des pyramides. Certes, cela rappelle Le Voyage dans la lune, le célèbre court-métrage de Georges Méliès. Certes, l’œil rappelle le symbole de Râ, le Dieu soleil égyptien, mais aussi celui des Lumières de la raison, symbole maçonnique récurrent. Mais dans ce cas précis, cela ne fonctionne pas.
Seconde faute de goût : les fleurs colorées qui poussent et les voitures qui roulent dans le décor miniature en arrière-plan du solo de Sarastro à l’acte II (Air N°15, scène 12). Ce décor kitch ridiculise la beauté des paroles de cet « Air de Sarastro » (« In diesen heil’gen Hallen », « Dans ces salles sacrées »), merveilleusement interprété par le grand Johannes Stermann et sa magnifique voix de basse profonde. En revanche, l’idée d’habiller les trois jeunes garçons - les trois génies ailés – dans le style pub Kodak, avec des justaucorps rayés rouge, des bonnets et des lunettes de bain et logés dans une bouée/soucoupe volante clignotante, était plutôt drôle. Même si les voix des trois enfants sont un peu faiblardes…
Un opéra franc-maçon
Nul ne peut faire abstraction de l’aspect franc-maçonnique de cet opéra. Mozart avait en effet décidé de faire l’apologie de cet ordre initiatique. Les pyramides, tout d’abord, symboles de l’Égypte, berceau de la tradition maçonnique. Mozart rêvait de ressusciter l’initiation égyptienne perdue et si importante à ses yeux pour la paix du monde.
A noter à cet égard, les très beaux costumes de Sarastro et de ses prêtres conçus par Thibault Vancraenenbroeck. Notamment les coiffes dorées en forme de crânes égyptiens déformés, symboles de l’élite royale à l’époque du Pharaon Akhenaton. Remarquables également : la beauté et la puissance des chœurs de prêtres dirigés par Alan Woodbridge.
Autres symboles maçonniques : les images de l’équerre et du compas, projetées en arrière-fond de la scène, ou encore les trois accords qui ouvrent le premier volet. Entrecoupés de courts silences, ils sont répétés chacun trois fois, dans une tonalité en mi bémol majeur comportant trois bémols à la clef. Ils évoquent les coups frappés à l’entrée de la loge maçonnique. Une allusion au nombre de l’Apprenti, évoquant l’harmonie de la trinité Osiris, Isis et Horus, et assurant l’unité et l’équilibre du monde.
L’impératrice Marie-Thérèse, Reine de la nuit ?
D’après certains commentateurs, la vindicative Reine de la nuit ne serait autre que l’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse, la mère de la reine Marie-Antoinette. A l’époque de Mozart, Marie-Thérèse avait en effet interdit la pratique de la franc-maçonnerie et s’employait, au moyen de forces armées, à dissoudre les loges.
Ainsi, à l’Acte II scène 1, voici ce que dit Sarastro à propos de la Reine de la nuit : « le mauvais préjugé doit disparaître (…). Cette femme s’imagine être grande ; elle espère séduire le peuple par la tromperie et la superstition et détruire le solide édifice de notre temple. Seulement elle ne doit pas y parvenir ». La robe et la coiffure de Papagena, lors de sa première apparition sur scène, serait-elle un clin d’œil aux robes de Marie-Antoinette, connue pour sa coquetterie et son goût pour les teintes pastel (voir à ce titre le film Marie-Antoinette de Sofia Coppola sorti en 2006) ? Papagena est en effet vêtue d’une énorme robe à cerceaux, toute couverte de plumes de la tête au pied, à laquelle sont accrochés de gros bonbons roses en forme de cœur… Certes, cela évoque le thème de l’oiseau et du nid, mais pas seulement…
Francs-maçons et religions : des rapports tendus
De son côté, Monostatos représenterait le clergé (particulièrement les jésuites et les ordres religieux). Notons ici un zeste de racisme de l’époque, puisque Monostatos est un Maure… Au service de Sarastro, il le trahit au bénéfice de la Reine de la nuit, qui lui a promis sa fille en échange. Sa couleur de peau symbolise l’obscurité de la Terre et son appartenance au Royaume de la nuit.
Possédé par de puissantes pulsions charnelles – il désire ardemment Pamina et manque de la violer – il appartient aux forces dionysiaques, en opposition aux forces solaires et apolliniennes de Sarastro. Celui-ci ne serait autre qu’Ignaz von Born, un franc-maçon et homme de sciences éminent. Le nom même de « Sarastro » renvoie au prophète persan Zoroastre, prêtre et éminent astronome, qui deviendra le Zarathoustra de Nietzsche. De son côté, Tamino serait l’empereur Joseph II, connu pour ses réformes humanistes : abolition du servage, édit de tolérance, interdiction de tous les ordres religieux hormis ceux pratiquant l’enseignement et la charité. Enfin, Pamina incarnerait le peuple autrichien. Constatons qu’aujourd’hui encore, les rapports entre la franc-maconnerie et les grandes religions ne sont pas complètement apaisés…
Une œuvre collective
La Flûte enchantée aurait respecté le principe maçonnique de la réalisation d’une œuvre collective à destination spirituelle. Ainsi, même si Mozart en reste le « grand maître », Shikaneder aurait composé lui-même les deux airs de Papageno et le duo avec Pamina. Un comédien de la troupe de Shikaneder, le Bohémien Bénédikt Schack, aurait également mis la main à la pâte. Cet ami de Mozart, excellent flûtiste, chanteur et compositeur, est le premier à avoir incarné le prince Tamino. Cet opéra aurait également bénéficié de la participation de beaucoup d’autres collaborateurs de Mozart, avec lesquels il entretenait des liens familiaux, fraternels ou idéologiques.
Une brillante Reine de la Nuit
Les femmes sont présentes dès les premières notes de l’ouverture : on reconnaît en effet le rythme 5 (-/—/—) qui les caractérise. La plus remarquable est bien sûr la fameuse Reine de la nuit, figure de la révolte de la femme contre la suprématie de l’homme. Elle incarne les forces dionysiaques, chaotiques, cruelles, terribles et énigmatiques. Mais également charnelles, naturelles, pulsionnelles, vitales, fusionnelles… chamaniques.
Sur scène, elle est incarnée par la gracieuse et très talentueuse soprano colorature Sabine Devieilhe. Puissance vocale et émotion sont ici au rendez-vous. Notons sa magnifique robe lunaire ainsi que sa coiffe de bois de cerf argentés. Le compositeur français Hector Berlioz a perfidement fait remarquer au 19ème siècle que c’est la belle-sœur de Mozart, Josefa Hofer, cantatrice de son état, qui incarnait la Reine de la Nuit, que « sa voix exceptionnelle montait on ne sait où » et que « bon gré, mal gré, il fallait la faire briller et lui fournir l’occasion d’employer ses notes aiguës ». Bref, Berlioz détestait ces « traits sautillants, martelés et piqués » qu’il jugeait comme « d’abominables farces mélodiques ». N’en déplaise à Monsieur Berlioz, nous, nous aimons, et le public aussi, à en croire le tonnerre d’applaudissements.
Un trio érotique
Notons également le très joli premier trio des trois dames de la Reine de la nuit, très harmonieux, même si une voix se détache par son velours, celle de la mezzo Dorothea Spilger. Jolis costumes que ceux de ces trois artistes, voiles bleutés fluides sur justaucorps couleur peau, jouant ainsi sur un voilé/dévoilé très érotique. Un érotisme qu’elles incarnent à elles trois, dignes servantes des forces dionysiaques du Royaume de la nuit, puisque chacune des trois aimerait bien rester seule avec Tamino pour flirter avec lui !
Pamina, ou la place des femmes dans la franc-maçonnerie
En franc-maçonnerie, la place des femmes a toujours été controversée. Ainsi, mesdames, vous pourrez entendre, dans La Flûte enchantée, quelques vacheries misogynes du style : « un homme doit guider votre cœur/Car sans lui chaque femme/Sort de sa sphère » (Acte I, fin de la scène 18), « une femme agit peu, parle beaucoup » (Acte I, scène 15), ou encore « gardez-vous de la perfidie des femmes » (Acte II, scène3). Pamina est incarnée sur scène par la soprano Camille Dereux. Les traits sont gracieux et la voix est puissante, mais manque encore d’émotion. Son costume de lolita – tunique blanche décolletée sur collant rose bonbon et baskets dorées - laisse également à désirer.
Pamina n’est pas épargnée par la misogynie ambiante : les frères initiés de Sarastro renâclent lorsqu’elle s’avance dans le Temple… Elle sera cependant jugée digne d’être initiée, en raison de la pureté de son amour pour Tamino. Mozart souhaitait en effet avec cet opéra redonner la place aux femmes, oubliées et pourtant au centre des croyances initiatiques. De fait, au XVIIIe siècle, de nombreuses initiations de femmes eurent lieu en France, sous l’égide du Grand Orient de France (GODF), la principale obédience maçonnique. En septembre 2010, l’assemblée générale du GODF décide qu’il devient mixte en estimant à 51,5 % des voix que « ne peut plus être refusé qui que ce soit dans l’obédience pour quelques discriminations que ce soit, y compris de sexe ». Hélas, en 2011, cette décision est annulée par la Chambre de justice maçonnique du GODF, pour « irrégularité réglementaire ». Nous sommes donc très loin de l’esprit frondeur du XVIIIème siècle !
Un opéra pour tous
Cette Flute enchantée, entièrement créée par l’Opéra de Lyon, est une réussite, avec un casting très crédible, des chanteurs jeunes et sveltes, très éloignés des anciennes chanteuses d’opéra bien en chair, à l’image de la Castafiore d’Hergé. A ce titre, la coupe de cheveux de Tamino – Jan Petryka, ténor un peu pâlot – est-elle un clin d’œil à la houppette de Tintin, le héros d’une quête qui le mènera au Temple du soleil ? Ou bien à celle de Titeuf ? Tamino et sa flûte qui charme les bêtes sauvages rappelle également Orphée et sa lyre, personnage apollinien s’il en est.
Pamina est une autre Eurydice, désespérée par le silence de son bien-aimé. Si Orphée, sur le chemin du retour des Enfers, rompt son vœu de silence et perd à jamais sa bien-aimée, rien de tel pour Tamino, qui incarne le triomphe de la raison sur la passion. Voici un opéra pétri d’influences multiples, qui pourra cependant être apprécié par chacun, à son niveau. Les contemporains de Mozart estimaient que cette œuvre, la dernière du maître avant sa mort, à 35 ans, était la plus aboutie, atteignant une perfection inégalée et laissant s’exprimer tout le génie de son auteur. Notamment les « noces alchimiques » vers lesquelles tendaient Mozart : celles de l’homme et des éléments naturels (l’air, l’eau, le feu, la terre) grâce à la musique.
Info : jusqu’au mardi 9 juillet, tarifs : 13€ à 94€. Projection gratuite sur grand écran le samedi 6 juillet à 21h30, place des Terreaux, Lyon 1er. Rens. : www.opera-lyon.com