Au moment où Delfante arrive aux commandes du service d’urbanisme de la ville de Lyon, deux constats l’attendent : Lyon ne possède alors ni bibliothèque moderne, ni salle de concert conséquente, de cinéma d’art et essai, ni de lieu d’expositions, de réunions, et les commerces n’ont plus de terrain pour se développer… Lyon doit absolument se doter d’un nouveau centre ville. Si ce problème est récurrent dans nombre métropoles françaises, c’est Lyon qui est désignée comme cobaye des possibles pour faire rayonner les villes françaises.
Les plans de la future Part Dieu, Charles Delfante les a réfléchis dans un souci d’urbanisme humaniste, une « volonté de mieux vivre, de faire mieux vivre, de mieux servir ». Il conçoit le quartier non pas comme un nouveau centre-ville mais comme un prolongement du centre existant. Non pas concurrentiel mais complémentaire à la Presqu’île. Et surtout : à taille humaine. Il ne souhaite pas de grandes barres d’immeubles, comme ce fut la mode sur les pentes de la Croix Rousse, et veut conserver une intelligence des déplacements, éviter le tout voiture, très tendance à cette époque.
La Part-Dieu doit être avant tout piétonnier, avec de grands espaces et une place égale laissée aux habitants, aux commerces, aux bureaux, aux espaces culturels et aux services. Un quartier aussi dynamique le jour que la nuit. Le tout en élevant Lyon au rang de capitale européenne, par le rayonnement du quartier d’affaires qu’il créait et par celui du centre culturel qu’il voulait créer (qui comprenait un ensemble de salles de concerts, salles d’expos, opéra, bibliothèque et cinéma).
Très vite Delfante déchante. Et sa belle équipe avec lui. Rapidement confrontés aux désidératas des décideurs, à savoir ceux qui tiennent les cordons de la bourse. Charles Delfante réalise rapidement qu’il ne sera qu’un exécutant dans le bétonnage systématique de ce qui devait être un quartier « au service des hommes », faisant de Part-Dieu « une île où les profiteurs de l’immédiat ont seuls trouvé leur intérêt ». Le centre culturel se limite finalement au seul Auditorium, la bibliothèque est construite où l’on pouvait, le centre commercial occupe le cœur du quartier et les promoteurs se sont disputés les bouts d’espaces restant pour y construire autant de tours de bureaux et barres d’habitation.
Les principaux coupables pour Delfante sont le Ministère de l’Equipement qui suivait de loin et mollement ce qui se passe, la société à qui est confiée la réalisation de centre commercial qui a réussi à imposer ses vues à des élus locaux apathiques, la Communauté de communes de Lyon, nouvellement créée, qui a dénaturé le projet en grande partie… Le livre met d’ailleurs bien en scène le rapport ambigu que peut alors entretenir le pouvoir public avec les cabinets d’urbanismes, la mairie acquiesçant les projets proposés par les urbanistes mais préférant se plier au « réalisme » des financeurs et promoteurs.
Au fil des critiques acerbes, parfois difficilement vérifiables (par manque de sources précises), un reproche à l’auteur se dessine : son manque d’autocritique qui tourne par moments au dédouanement pur et simple. Des critiques souvent appuyées par des clins d’œil au lecteur qu’il prend ainsi en aparté, laissant peu libre court aux questions que l’on pourrait se poser quant à sa part de responsabilité. Un David contre Goliath des temps modernes.
Mais ce bémol n’enlève en rien à l’intérêt du récit dans sa globalité. Outre le tracé historique du quartier, Charles Delfante livre ici une véritable réflexion sur l’évolution du travail d’urbaniste. D’architecte de la ville, on sent clairement que les années 60 ont fait prendre à Charles Delfante, et certainement quelques autres avec lui, un virage à 90° pour l’amener au constat amer que « l’urbanisme devient uniquement économique, si ce n’est financier ». Cette désillusion, arrivée finalement très tôt dans le projet, présente pour nous aujourd’hui l’avantage que Charles Delfante n’ait jamais totalement abandonné la Part-Dieu qu’il avait imaginée. Il a conservé son travail de l’époque. L’ouvrage est ainsi richement illustré de plans, de photographies et de maquettes qui montrent bien ce que la Part-Dieu aurait pu (dû ?) être. A souligner également, l’excellent travail d’édition qui rend la lecture particulièrement agréable.
Autre point fort de cet ouvrage : la réflexion qu’il apporte sur la ville et plus particulièrement sur la centralité urbaine. Charles Delfante rappelle son parcours professionnel, la culture qu’il s’est forgée au cours des années, de ses différentes missions d’études notamment en Grande Bretagne, aux États-Unis, en Italie et en France, ses différents travaux. Les plans qu’il propose au début du projet et la réflexion qui va avec, sont loin d’être des utopies irréalisables. Il se positionne véritablement comme artisan du tissu urbain afin de donner une identité forte à ce quartier en devenir tout en permettant à ses habitants de se l’approprier.
Or aujourd’hui le nom de la Part-Dieu est associé au seul centre commercial. Pour Charles Delfante, sa sortie de terre avait d’ailleurs signé l’arrêt du développement du quartier comme extension du centre de Lyon, tel qu’il l’avait imaginé. Car avec lui, la complémentarité avec la Presqu’île était effacée au profit de la concurrence, pour un quartier laissé sans vie. Un constat quasiment en forme de bilan politique avant-gardiste, la tendance actuelle voulant justement ré-humaniser le quartier.
Charles Delfante ne se prétend pas historien, ni critique de ce qu’est devenu ce quartier, alors sensé symboliser l’avenir des villes. La subjectivité de ton domine cette chronique d’une mort annoncée de l’un des lieux-phares de la métropole rhodanienne, lui conférant ainsi la force des témoignages. L’auteur termine son livre ainsi, sur le constat amer de ce projet Part-Dieu comme « une occasion perdue, simple juxtaposition d’opérations sans liens les unes avec les autres, une sorte de chaos urbain dans lequel [il] ne saurai[t] voir aucun signe de satisfaction ». Conclusion mise ironiquement en parallèle avec le succès de cet échec : l’augmentation sans précédent des valeurs foncières qui crée l’illusion d’une réussite.
Info : La Part Dieu, le succès d’un échec – Charles Delfante, éditions Libel, octobre 2009, 96 pages, 20 €